L'attaque de Kerbabu

 

Le 5 août 1944, un groupe de résistants de la région attaquait le château de Kerbabu dans lequel campaient des soldats allemands. Les Résistants de Lannilis payèrent un lourd tribut lors de cette attaque, puisque 10 y laissèrent la vie et deux otages furent fusillés deux jours après. L’ouvrier agricole qui travaillait au château pendant la guerre, Jean L’Hostis, a relaté par écrit ses souvenirs de ce fameux 4 août 1944, et il m’en a fourni une copie, à Noël 2001. Je vous les livre ci-dessous tels qu’il les a écrits, sans aucune modification.

"Pour une relation fidèle des événements qui ont marqué l’histoire locale, il faudrait tenir un journal, qui ne souffrirait pas de l’usure du temps… Avec les années, les souvenirs s’estompent, et les mémoires faiblissent…Qu’en reste-t-il plus d’un demi-siècle après ? Oui ! Plus d’un demi-siècle après le drame de Kerbabu.

Pourquoi Kerbabu ? Parce que, pendant la guerre, les Allemands y avaient installé des écuries, et des baraques où ils logeaient…Des Résistants étaient venus les attaquer une certaine nuit d’Août 1944.

Certes, depuis des mois, il y avait des allusions mystérieuses entre camarades, à la ferme du château, où j’étais ouvrier agricole, avec François Bougaran, son frère Vincent, de Toulran, ainsi que Louis Bossard de Kerdrein. Ils parlaient entre eux de « piket bihan ». Allez-y comprendre ce que venaient faire des « petites pies » dans l’histoire.

Que cachaient donc ces termes ? Pour savoir, il fallait attendre, garder discrètement au fond de soi la flamme patriotique, vite ranimée quand nous ramassions dans les champs, les tracts de la France Libre, ou quand nous nous retrouvions après avoir été fouillés, dans un champ de Saint- Sébastien, au retour de la messe… Puis, avec le débarquement en Normandie, c’était l’espoir d’une libération prochaine. Notre attente devenait fébrile.

Arriva le samedi 4 Août 1944.

Au début de l’après-midi, Pierre Le Guen du Grollo est venu avertir les camarades : l’heure avait sonné… Sans perdre de temps, avec un minimum de préparation, ils repartaient après m’avoir rapidement salué. C’était pour rejoindre un groupe de la Résistance. Pour moi, où était le point de ralliement ? Mystère ! A mon avis, ils devaient s’attendre à prendre part à quelque action de harcèlement contre l’occupant. Mais où ? Quand ? J’étais loin de penser que c’était tout proche… Il fallait continuer le travail de la journée, couper le blé dans le champ, à l’est du bois…Rien ne nous permettait de penser que les événements allaient se précipiter.

Le soir-même, une surprise inquiétante. Je rentrais tranquillement à la ferme, quand, près de la cour, un soldat, un « sergent », qui m’aborde en ces termes : « Camarades terroristes ». Comment faire, que dire, quand vous êtes pris de court en une telle circonstance, surtout que vous n’avez pas le temps de réfléchir. Pour ne pas paraître décontenancé on invente, on affabule. Et moi de dire, à l’aide de quelques mots d’allemand, que les camarades m’avaient affirmé qu’ils allaient travailler ailleurs. Je voulais paraître sincère… Je ne saurai jamais comment les Allemands avaient pensé que les camarades avaient rejoint la Résistance. (Le terme « terroriste » employé par les Allemands, désignait les Résistants.) Les Allemands s’étaient-ils basés sur leur absence ? Avaient-ils remarqué le manège de départ ???

monument Kerbabu

A la ferme, la soirée se passa sans problème, si ce n’est que les esprits étaient quelque peu tendus. Qu’allait-il se passer… un jour ou l’autre ? Pour l’instant, nous allions nous coucher, pour une nuit comme les autres… A Kerbabu, je dormais dans un des lits-clos, près de la table de la cuisine, tandis que Louis Gouez et sa femme dormaient dans le lit-clos voisin du mien. Françoise Gouez, dont le mari était prisonnier, dormait à l’étage. Nous nous attendions à une nuit sans histoire. Lequel de nous, en effet, aurait pu prévoir la suite ?

Soudain, nous nous réveillons en sursaut – vers 1 h 30 du matin – Et pour cause ! Tout près de la maison, des coups de feu claquaient, des mitraillettes crépitaient, des grenades éclataient. Nous étions en pleine bataille. Pas de doute cette fois : les Résistants attaquaient.

En un instant nous étions sur pied, habillés à la hâte. A son tour, Soaz arrive toute bouleversée. Très vite, la décision fut prise : il fallait descendre à la cave. Sous la voûte de pierre nous espérions trouver un abri plus sûr. Mais les Allemands n’auraient-ils pas l’idée de lancer une grenade par le soupirail ? D’où l’idée de nous mettre derrière un pilier. On ne sait jamais !… Dans la cour, ça tirait, ça éclatait. Combien de temps cela dura-t-il ? Je ne m’en souviens plus. Mais avec la tension du moment, les minutes nous semblaient longues, très longues.

Puis, soudain, l’ordre de repli, avec la demande insistante : « Amenez Jeannot avec vous… Mais amenez Jeannot avec vous ! »… Le jour venu, j’ai compris : Jean Laot venait de tomber… Le calme se fit enfin, un calme relatif toutefois, ponctué de temps à autre par l’éclatement d’une grenade. Le bruit se faisait de plus en plus lointain.

Peu rassurés, nous nous sommes recouchés dans nos lits-clos de la cuisine. Louis Gouez avec moi, et les deux femmes ensemble. Sans les réflexions du patron …qui réagissait au bruit des grenades, je crois que j’aurai dormi. Tel ne fut pas le cas.

Le dimanche matin, 5 Août, chacun s’est habillé, se demandant ce que la journée allait pouvoir lui réserver… Avant de sortir, je monte à l’étage, prendre dans mon armoire mon portefeuille et ma montre, persuadé que j’allais être arrêté comme les autres.

En ouvrant la porte de la cour, j’aperçois quelques Allemands, une dizaine peut-être, qui étaient là comme pour surveiller notre sortie. L’atmosphère était tendue, et l’heure n’était pas au dialogue… Seul, un soldat a prétendu qu’on avait tiré de la maison, comme si un « terroriste » pouvait s’y trouver… Sûr de moi, je l’invite à venir voir. Mais il ne bougea pas… Peu après je me rends au bout de la cour, où j’ai vu Jean Laot qui avait été tué lors de l’attaque. Il était allongé sur le dos, les bras en croix. En le voyant, j’ai compris le drame de la nuit, et l’ordre donné pour essayer de le ramener, lors du repli. (Ceci est à l’origine du nom de la rue Jean Laot.)

Aidé par Louis Gouez, j’ai ensuite donné à manger aux bêtes, et nettoyé les crèches… Pour le faire, lorsque j’étais seul, j’empruntais habituellement la brouette d’un soldat qui s’occupait des chevaux, dans l’écurie de fortune près du puits. Ce jour-là, je n’osais plus lui demander la brouette. Devinant mon embarras, c’est lui-même, un père de famille de 44 ans, qui m’a fait signe de la prendre, montrant par là qu’il ne nous en voulait pas.

Le travail fini, je descends jusqu’à la route. Cinq résistants étaient là, morts, les uns près des autres… Ils avaient été frappés lors de l’éclatement d’une grenade que l’un d’entre eux avait lancée dans le bois, mais qui était retombée parmi eux après avoir ricoché contre un arbre… Pour l’un des cinq, il était facile de comprendre ce qui s’était passé. Adossé au talus, il avait relevé la jambe gauche de son pantalon, la cuisse marquée par une large déchirure. Auprès de lui une bande abandonnée montrait qu’il avait voulu se soigner, tandis que son visage, bien abîmé, prouvait qu’il avait été achevé par un soldat arrivé sur les lieux… A dix neuf ans je « touchais » de près les horreurs de la guerre. J’aurais voulus crier ma colère ; mais soudain, un mot bref et sans équivoque, « sourik ! »…La sentinelle postée à l’entrée du bois, m’intimait l’ordre de me retirer sur le champ…

Je ne me rappelle pas, d’une manière précise, quelle était l’ambiance au petit déjeuner, mais on devine notre grande inquiétude du moment.

Après le petit déjeuner, il fallait conduire les chevaux au Menez- Bras… Et, pour éviter tout incident, peu souhaitable en une telle circonstance, je les attachai à la queue-leu-leu, ce qui, semble-t-il, « frappait » , ou « amusait » les Allemands. J’étais sur le dos du premier cheval, pour descendre le chemin du bois… Soudain, à ma gauche, dans un emplacement destiné à recevoir une baraque, et creusé à même le champ… des hommes (7 ou 8) étaient là allongés, la face contre terre, gardés par une sentinelle, revolver au poing… Au moment où je passais auprès d’eux, l’un d’eux, X…, se retourne à moitié pour me dire : « Lavar da Louis ober eun dra bennag evidon !… Dis à Louis de faire quelque chose pour moi ! »…

Au retour du Menez-Bras, devant les champs appelés « Raskoliou », je ne pouvais m’empêcher de penser qu’à quelques dizaines de mètres, juste derrière le talus, en face de moi – là où se trouve actuellement le monument – se trouvait une mitrailleuse pointée dans ma direction. Que faire d’autre, sinon avancer. Advienne que pourra, me disais-je.

A la maison ensuite nous n’avions pas le cœur à l’ouvrage. Et pour cause !… Soudain un officier allemand arrive dans la cour. Des ordres claquent, des officiers arrivent en hâte, le fusil à la main, et prennent le poste qui leur est indiqué. Exercice ou crainte d’une nouvelle attaque ? Allez-y voir… Un des soldats prit son poste derrière le petit trou de l’abri pour charrette, un autre dans le jardin près de la cuisine. De quoi nous persuader que si les Résistants attaquaient en venant de l’allée ouest, bordée d’arbres, la sentinelle que nous apercevions n’avait aucune chance de s’en tirer… L’alerte ne dura guère longtemps…

Au début de l’après-midi je m’en allais faire une sieste « bienvenue », dans la paille fraîche de l’écurie. Quand je sortais, j’ai remarqué, se promenant, ou surveillant les alentours, le soldat « soupçonneux » du matin… Je ne me trompais pas, car, en revenant à l’écurie au bout d’un certain temps, je remarquais que tout le trèfle étalé comme réserve de nourriture pour les chevaux, avait été remué à la fourche, probablement avec l’idée de pouvoir y trouver un résistant caché là.

Le soir, un « travail pénible » attendait le patron de la ferme. Il fallait enterrer les F.F.I. tués durant la nuit. Ils eurent pour linceuls de simples draps fournis par la famille Gouez, et ils furent inhumés dans une fosse commune, à l’angle du champ bordé par la route et le chemin de Veleury. Louis Gouez était du nombre de ceux qui y travaillaient.

Pendant ce temps, nous avions ordre d’abaisser la hauteur de la grande meule faite de gerbes de blé en vue du battage, et montée dans le jardin. Il s’agissait d’étaler les gerbes sur tout le champ… Un officier vint vérifier que le travail demandé avait été fait correctement. Ainsi se termina une corvée dont on se serait bien passé… La journée se termina alors, une journée qui fut longue. Oh, combien !

Le lundi, avec l’autorisation de l’autorité allemande du groupe de Kerbabu, nous sommes allés dormir au moulin du Grand-Pont, où nous pensions passer une nuit tranquille. Ce ne fut pourtant pas simple. Des obus qui éclataient dans le coin nous ont réveillés. Avec angoisse nous nous demandions si on ne faisait pas exprès de chercher à nous atteindre, là où nous avions trouvé refuge. Un instant, sur les conseils de Monsieur François Tromelin (père), nous nous étions regroupés dans la maison, à l’abri du mur côté sud, pour le cas où la maison serait atteinte… Puis l’éclatement des obus ayant cessé, nous nous sommes recouchés.

Le lendemain se passa sans histoire à la ferme de Kerbabu, que nous avions regagnée. Les Allemands avaient quitté pour rejoindre le camp X… où ils se sentaient plus en sécurité, d’autant plus que les Américains arrivaient du côté de Plouguerneau. Nous espérions être bientôt libérés.

hangar allemand

En fait, le mercredi après-midi, je travaillais seul, à dresser les gerbes en javelles dans le premier champ des Raskoliou, quand, tout à coup, j’entendis un roulement lourd, venant de la route de Kerveur. Pour moi, aucun doute : des chars – américains, croyais-je – arrivaient. Je m’approchais de l’entrée du champ, pour les voir arriver… Par précaution, je continuais à travailler. Et quelle ne fut pas ma stupeur de voir arriver lentement des camions allemands qui avançaient au pas, tandis que de chaque côté des soldats marchaient avec méfiance, le fusil à la main, prêts à toute éventualité.

J’étais trop tard pour fuir, et, pour ne pas avoir l’air de perdre mon sang-froid, je continuais mon travail. Très vite, ils installèrent une mitrailleuse sur le terre-plein, près du lavoir, pendant que les camions montaient pour récupérer ce qu’ils avaient laissé dans leurs baraques. Un soldat vint jusque l’entrée du champ où je travaillais, me reconnut. A ma demande, il me fit comprendre qu’ils n’allaient pas rester, et qu’ils venaient simplement prendre des affaires.

Au milieu de tout, venant par la route de Veleury, je vis arriver un homme à cheval, avec deux autres qui avançaient à pied en tenant leurs bicyclettes. Aussitôt des soldats, méfiants, les ont entourés. L’homme à cheval fut bientôt autorisé à continuer son chemin, et s’arrêta, pour me parler, tout bouleversé. Malheureusement, pour les deux autres, ce fut dramatique. Une rafale de mitraillette, un cri ; le premier était tué, et, aussitôt, il en fut de même pour le second. Quand les Allemands eurent quitté, nous avons vu les deux hommes allongés sur le bord du chemin. Le premier avait reçu la rafale en plein cœur. Visiblement le second avait essayé de fuir, mais il avait été abattu avant avoir pu faire deux pas, et il avait reçu la rafale sur le côté, en tombant… Le soir même, ils furent enterrés auprès des résistants tués lors de l’attaque.

Quelques jours plus tard, nous avons vu arriver une jeep américaine dans la cour de la ferme. La rencontre fut amicale, même sans grands discours… Nous nous estimions « libérés ». Il nous restait à suivre l’avance vers Brest, bouleversés nous-mêmes, quand nous entendions parler des drames vécus ailleurs lors de la retraite des Allemands.


Août 1945 – Novembre 2001…. 56 ans depuis !
Jean L’Hostis